La taverne des rôlistes

Réflexion et analyse critique sur le JdR en général et sur des JdR particuliers

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Du joueur au personnage : un gouffre ou pas ?

Ici je souhaite mettre en avant les similitudes et différences entre le joueur et le personnage qu’il incarne. Cette démarche englobe une étude du processus de création du personnage (déjà abordé dans "Les personnages révèlent-ils la personnalité des joueurs ?"), mais aussi la construction au fur et à mesure des chroniques. Je comparerai le personnage à une œuvre à part entière qui sous les doigts habiles du joueur prendra d’abord forme puis de plus en plus de consistance sans jamais cependant atteindre le niveau de détail d’une personne réelle.


Commençons par le commencement avec l’idée du personnage qui germe dans la tête du joueur. Cette première étape est influencée par différents paramètres. Le premier est l’univers dans lequel évoluera le personnage. Il est évident qu’un personnage de cartoon comme ceux que le joueur peut incarner dans le jeu TOONS n’aura pas sa place dans l’univers gothique-punk où se déroulent les chroniques des jeux de la gamme Monde Des Ténèbres. Ici les règles du jeu prévoient un certain nombre de stéréotypes qui permettent de couvrir une bonne part des possibilités de personnages « jouable » dans l’univers décrit. Évidemment, cela restreint déjà les possibilités de personnage, mais ce « filtre » permet aussi de créer des personnages qui auront une raison d’exister dans le jeu. Vient ensuite la liberté accordée par le MJ aux joueurs pour la création de personnage. Est-ce que tous les concepts de personnages seront compatibles avec la chronique envisagée ? Ici il s’agit d’éviter la création de personnage dont l’intérêt pour les histoires contées par le MJ serait faible voire inexistant. Que viendrait faire un érudit ou un courtisan dans une chronique relatant une spectaculaire guerre de gangs de rue ? Et à l’inverse, on imagine mal vampire brutal et complètement asociale dans une chronique autour des complots à la cour du Prince. Certes tous les concepts de personnage peuvent trouver un intérêt dans les chroniques, mais si c’est juste cinq minutes dans une séance de 4h de jeu, c’est bien faible et cela risque de lasser le joueur ainsi « exclu ».


Une fois ces garde-fous que sont l’univers de jeu et la chronique posés, on peut laisser tranquillement se développer l’idée du personnage. Certains joueurs sont capables d’avoir rapidement une image très nette de leur personnage, aussi bien physiquement que du point de vue historique. Pour d’autres en revanche, l’imagination doit être stimulée. Cela peut-être à travers des lectures liées à l’univers de jeu, des films… Les livres de règles de jeu de rôle comportent souvent une rubrique Inspirations qui répertorie films, BD, livres, musique… Le joueur en manque d’imagination devrait y trouver son compte. Le stimulus peut aussi venir à travers la phase de création du personnage du point de vue système de jeu. En lisant la feuille de personnage et en la remplissant, le joueur peut avoir un déclic.


Certains joueurs, souvent débutants, décident de remplir leur feuille de personnage sans se préoccuper d’avoir une idée précise de leur personnage. C’est une démarche possible bien que risquée vis-à-vis de la cohésion du personnage et de son historique. En effet, avec cette manière de faire, la tentation est grande de faire un personnage très polyvalent, capable de réagir en toute situation. Avec ce genre de personnage, le joueur trouvera rapidement du plaisir à jeter les dés et réussir à se sortir de n’importe quelle situation, mais il le fera souvent au détriment de l’interprétation de son personnage et se lassera assez rapidement du jeu, surtout si le MJ récompense les belles interprétations.


En partant de l’hypothèse que le joueur a fait mûrir l’idée de personnage avant tout, le remplissage de la feuille de personnage devient donc « l’esquisse ». C’est ce qui va ancrer le personnage dans la réalité, mais c’est aussi ce qui va le faire exister du point de vue des règles : le barbare qui se bat à l’épée à deux mains aura certainement besoin d’attributs physiques développés sur la feuille de personnage, le magicien sera plus tourné vers les attributs mentaux… Si on reprend la métaphore du peintre, la feuille de personnage dessine les contours. Elle permet au personnage d’interagir avec l’univers du jeu. A ce stade, on est plutôt dans le gouffre entre le joueur et son personnage.


Après avoir dégrossi les formes, le peintre s’attache à les remplir. C’est le rôle de l’historique du personnage. C’est peut-être la partie la plus importante de la création du personnage. En effet, c’est celle qui donne du volume au personnage, celle qui lui donne une consistance. L’historique développe l’histoire du personnage, ce qui lui est arrivé avant le début de la chronique : son environnement familial, son mode de vie, ses relations… Toutes ces informations sont là pour expliquer les points attribués sur la feuille de personnage. Pourquoi Max, chef de gang respecté et craint, aurait-il des points en étiquette ? Parce qu’avant de se faire la malle vers ses 15 ans, Max était fils de bonne famille et avait chaque jour des cours de bonne conduite… L’historique permet aussi de faire des ajustements, en accord avec le MJ, lorsque des points attribués ne collent finalement pas avec le concept développé. On trouvera aussi dans l’historique les convictions du personnage, ce en quoi il croit, ses motivations profondes, son appréhension de l’univers qu’il côtoie. Pour les joueurs en manque d’inspiration, ici encore les auteurs de jeu de rôle ont prévu : il y a souvent un paragraphe, voire un chapitre sur l’historique : les questions pertinentes à se poser, les situations à envisager… Tout le nécessaire pour bien commencer. Plus un historique sera détaillé, plus le personnage aura de consistance et plus il sera aisé de l’interpréter. En effet, même si certains peuvent y voir un bridage, l’historique détaillé donne une « conscience propre » au personnage. Celui-ci a son propre point de vue, parfois en désaccord avec les convictions du joueur. Et s’il est bien interprété, les actions du personnage s’imposeront au joueur. Celui-ci reste toujours maître de son interprétation, mais il pourrait alors dévier des principes du personnage. C’est dans ce genre de situation que le personnage devient très « palpable », presque « vivant ». Ce qui auparavant était un gouffre séparant le joueur du personnage, s’est maintenant beaucoup réduit. Le personnage a pris forme et est capables d’actions justifiées dans l’univers par son histoire.


La phase suivante est l’évolution du personnage à travers les chroniques, à travers les aventures qu’il vit. Dans le système de règle, cette évolution est pour la plus grande partie modélisée par l’expérience sous forme de points d’expérience, de pourcentages supplémentaires… Elle peut aussi prendre forme avec des éléments non-chiffrables : des dérangements dus à la folie, des traits physiques qui évoluent (cicatrices, coupe de cheveux…). Du point de vue du joueur c’est aussi le comportement du personnage qui s’affine. Le joueur, comme un pilote qui cumule les heures de vol, va apprendre peu à peu à interpréter son personnage, il va lui ajouter du vécu, modéliser certains très de caractère par une interprétation particulière : tics, façon de s’exprimer, attitude en société… Des points qu’il n’a pas forcément soulevés durant le processus de création et le développement de l’historique. C’est aussi tout au long des chroniques que l’on constate qu’un joueur s’attache à son personnage, comme s’il devenait de plus en plus « réel ». Le joueur a suivi ses aventures avec attention, il a « ressenti » les émotions du personnage : la colère, la tristesse, la joie… Ces émotions qui sont censées différencier l’homme de la machine dans les fictions robotisées du style de I-Robot ou encore IA. Dans ces films, le robot est réputé incapable d’émotions, mais le principe de chacun des deux est justement de brouiller les pistes en montrant une évolution du robot plus « humaine ». Cette dernière étape équivaut aux finitions du peintre, les détails qui font d’un simple tableau une véritable œuvre d’art. A ce stade, l’écart s’est encore réduit, le personnage doté d’une consistance, capable
d’agir et de ressentir des émotions, ayant un passé, un présent et peut-être un futur, est presque « à portée », il suffirait d’un « PAS »…


Bien évidemment, le personnage reste un produit de l’imaginaire, il n’a pas une vie dans notre monde physique, mais il est devenu bien vivant dans l’univers d’où il est issu, vivant dans le sens du ressenti, puisque l’univers du jeu lui-même n’appartient pas à notre réalité physique. Et même si chacune de ses actions est soumise à validation par le joueur, le personnage est devenu presque autonome. Une créature à part entière avec ses désirs, ses peurs, ses buts. Raymond E. Feist, auteur de fantasy a rencontré ce phénomène durant l’écriture de ses romans. Il en parle en ces termes : « Peu à peu je me suis rendu compte que mes personnages n’agissaient plus comme je le voulais, mais s’animaient d’une conscience propre sous ma plume ». Ici encore les faits et gestes des personnages sont soumis à la volonté de l’auteur, mais celui-ci décrit bien une forme d’intelligence.


Pour conclure, il est évident et « rassurant » qu’il existe une distance entre le joueur et son personnage. Mais on a pu constater que si cette distance est importante au début de la création du personnage, elle a tendance à s’amenuiser de plus en plus à mesure que le personnage prend corps, notamment du fait de l’investissement du joueur dans son personnage.


Fabien

2 commentaires:

Le personnage nait, vit et meurt. Et c'est bien sur ce dernier point que beaucoup de joueurs doivent faire un effort. Si dans la réalité on n'a qu'une vie (sauf preuve du contraire), dans le jeu nous avons de nombreuses vies. Et ces dernières ne deviennent intéressantes que si elles ont une vraie conclusion. Pourquoi certains n'arrivent à se détacher de leur rôle ? De la même manière que certains joueurs de poker n'arrive pas à arrêter... l'addiction. Mais ici, ce serait l'addiction à une vie héroïque.

 

à ce sujet, je me rappel qu'un psychiatre conseillait de varier les jeux de rôles et aussi les personnages joués pour éviter les risques d'emprisonnement dans un univers et d'addiction.

 
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