Manichéisme
Dans un certain nombre de fictions, on propose une vision manichéenne du monde. Les personnages principaux sont des héros aux principes moraux solides alors que le méchant est un immoral sadique et/ou arriviste. Cette approche repose sur une vision absolue de la morale, c’est-à-dire l’idée selon laquelle la morale est un bloc immuable et universel de principes précis que l’on peut choisir de respecter si on est quelqu’un de bien ou d’enfreindre le plus possible si on est un méchant (de fiction). Ce type de méchant est d’ailleurs conscient d’être méchant et adopte les attitudes qui vont avec (pensez au rire machiavélique du docteur Gang dans le dessin animé « L’inspecteur gadget »). Les méchants manichéens sont souvent considérés comme superficiels et donc peu intéressant (voir "Le héros et le méchant" chez saint-epondyle). J’ai le sentiment que le manichéisme est présent à la fois dans les fictions inspirées par la religion du fait du caractère manichéen de celles-ci et dans les fictions s’adressant à un public jeune. Prenons juste un exemple pour chacun des cas. Le Seigneur des anneaux est une œuvre entièrement marquée par la religion et Tolkien reconnaissait sans détour qu’il faisait passer des valeurs chrétiennes à travers ses personnages et en particulier à travers Gandalf (à ce sujet, voir le passionnant mémoire de théologie de Bertrand Monnier). Dans cet univers, on ne se pose jamais de question morale malgré les situations extrêmes traversées par les personnages car le découpage qui sépare les gentils des méchants est assez clair. Bien entendu, les méchants du seigneur des anneaux sont soit physiquement monstrueux, soit habillés tout en noir avec une armure qui fait peur. La deuxième catégorie de fiction dans laquelle le manichéisme est selon moi très présent est la fiction s’adressant à un public jeune. L’explication est évidente : lorsque le public est jeune, on attend de la fiction qu’elle comporte une dimension pédagogique et on préfère donc que le personnage principal soit bien sous tous rapports et qu’il combatte des personnages qui le sont moins. Les exemples sont nombreux. J’ai déjà évoqué l’inspecteur Gadget, on pourrait aussi citer la plupart des dessins animés de Disney.
Relativisme
Dans le contexte de cet article, le relativisme pourrait être considéré comme le contraire du manichéisme. Dans le manichéisme, le méchant est « objectivement » méchant et il le sait et l’assume alors que dans le relativisme, le méchant ne l’est pas vraiment, il a simplement un système de valeurs morales différent de celui du « héros ». Le méchant relativiste est en quelque sorte persuadé d’être le héros de l’histoire. Ce type d’histoire consiste à donner au spectateur les clés pour comprendre les choix du méchant. Par exemple, le personnage de Magneto dans X-men est typiquement un méchant dont on accepte sans problème qu’il n’est pas dans le fond plus méchant que le professeur Xavier. On nous fait bien comprendre que Magneto pense que les humains vont exterminer les mutants s’ils ne réagissent pas brutalement et rapidement alors que le professeur Xavier pense qu’il est encore possible d’éviter la confrontation avec les humains. Autrement dit, Magneto et le professeur Xavier ont une analyse différente de la situation et cette différence de vues les oppose mais on peut difficilement dire que l’un a réellement raison et que l’autre à tort. On considère généralement que les méchants relativistes ont plus d’épaisseur que les méchants manichéens car ils seraient plus réalistes. D’une certaine manière, cette idée est vraie. L’idée selon laquelle un méchant pourrait être un personnage conscient d’être le méchant et se complaisant dans ce rôle est absurde si l’on exclut les cas de folie complètement délirante (le Joker dans Batman en est un bon exemple). Ceci étant dit, considérer que le méchant est en fait un individu qui se considère comme le gentil de sa propre histoire est presque aussi simpliste car cela repose sur le postulat qu' un individu agit toujours en fonction de ses valeurs. Or, ce postulat est rigoureusement faux.
Culpabilité et dissonance cognitive
La dissonance cognitive renvoie à l’état psychologique d’un individu qui commet une action en désaccord avec ses valeurs morales ou son idéologie. Cet état de tension existe et il est même assez commun. Il arrive à tout le monde de commettre des actions ne correspondant pas à ses valeurs à cause de la pression situationnelle. Autrement dit, le système de valeurs du méchant pourrait très bien être parfaitement identique à celui du héros, mais le méchant enfreint sa propre morale sous une pression quelconque et se trouve d’une certaine manière conscient que le héros est le « gentil » de cette histoire. Les exemples dans la fiction sont très nombreux notamment chez des personnages qui sont particulièrement intéressant et complexes. Dans la trilogie de Joe Abercrombie intitulée « La première Loi », l’un des personnages récurrents est un inquisiteur nommé San Dan Glotka. Ce personnage est terrible par ses actions car il est amené à torturer des gens pour les faire avouer des crimes et en même temps, on s’aperçoit à de nombreuses reprises que Glotka est conscient de faire des choses cruelles. Il est plus ou moins tiraillé moralement concernant son activité et se montre parfois étonnamment vertueux. Par exemple, il va refuser de laisser un innocent payer pour un crime qu’il n’a pas commis alors que son supérieur lui ordonne clairement de fermer les yeux. Dans la même logique, il va s’attaquer très brutalement à un confrère ayant fait preuve d’un certain sadisme à l’égard d’une suspecte. Bref, si l’on demandait à Glotka s’il se considère comme le héros de l’histoire, il aurait probablement un petit rictus en répondant qu’il en est certainement le méchant, mais qu’il se soigne. De plus, si un « héros » venait lui mettre une raclée à cause de ses actions cruelles, je pense que Glotka se dirait que ce héros a raison. Dans la même logique, Anakin Skywalker a accepté le marché du sénateur Palpatine qui disait en gros qu’en trahissant son camp, il pourrait accéder à un pouvoir tel qu’il pourrait revoir sa bien-aimée décédée. Ce choix d’accepter le marché s’est fait dans la douleur. Cet Anakin devenant progressivement Darth Vador était bien au courant qu’il faisait le choix de trahir ses idéaux pour des raisons strictement égoïstes. Je pense que Darth Vador non plus ne se considère pas comme le Héros de Star Wars… Enfin, dans « La compagnie noire » de Glenn Cook, les personnages se demandent carrément s’ils ne seraient pas du côté du mal lorsqu’ils persécutent des innocents pour toucher un salaire d’un tyran. Dans tous ces cas (et on pourrait en citer encore beaucoup), on ne peut pas dire que les deux camps pensent être dans leur bon droit.
Conclusion
En fait, la plupart des méchants sont sur plusieurs catégories en même temps. Ainsi, Magneto pense que son combat est juste (relativisme) mais cela ne l’empêche pas de se sentir mal lorsqu’il est amené à dépasser certaines limites de violence (culpabilité). Horus dans Warhammer 40000 regroupe à lui seul les trois aspect : il est manipulé par les dieux du chaos ce qui fait de lui un serviteur du « mal » (manichéisme), il a son propre point de vue sur sa légitimité à devenir empereur et ce point de vue est défendable par sa compétence de meneur (le côté relativiste s’applique donc aussi), il a fait beaucoup de dégâts, mais il est possible que sa trahison de l’empereur ait été pour lui une véritable tristesse (culpabilité). Lorsqu’on rejette le manichéisme dans les cordes en prétendant qu’il s’agit d’une vision simpliste des choses, il faut être conscient que le relativisme qui découle généralement de ce rejet est lui aussi simpliste bien que dans une moindre mesure. L’opposition entre les personnages pourrait tout aussi bien reposer dans beaucoup de cas non pas sur une différence de valeurs ou de point de vue, mais bien sur une différence de contraintes situationnelles.
Sylvain
2 commentaires:
Encore une fois un super article...
J'ajouterai qu'il encore parfois très intéressant pour les joueurs de découvrir le "pourquoi" des actes du grand méchant; je n'aime rien tant que lorsque les joueurs hésitent à trucider un adversaire, une fois qu'ils ont compris ces motivations : n'auraient-ils pas agit de la même manière s'ils avaient été à sa place ?
Absolument d'accord. D'ailleurs j'avais donné des exemples allant dans ce sens dans l'article "les émotions dans les jdr" (avec un monstre que les pj doivent zigouiller alors qu'ils viennent de comprendre pourquoi il sévissait).
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