La causalité narrative renvoie à l’idée qu’un récit n’est pas qu’une succession de scènes ou d’actions décrites, mais un ensemble cohérent qui a du sens dans sa globalité. Cette notion est très fortement liée aux codes des différents types de récit. Par exemple, si à la page 10 de votre polar les policiers arrêtent l’assassin, le lecteur sait qu’il n’est en fait probablement pas coupable du meurtre, sinon, que va-t-il bien pouvoir se passer durant les 250 pages qui suivent ?
Dans les Chroniques du Disquemonde, Terry Pratchett utilise cette notion d’une manière toute particulière en l’appliquant non pas à son récit, mais au monde imaginaire décrit par son récit. Ainsi, il est clairement établit sur le Disquemonde que le hasard est soumis à la loi de la causalité narrative, ce qui implique qu’il a tendance à faire se produire les évènements qui feront une bonne histoire. Par exemple, si vous avez l’apparence d’un héros (grand, beau, musclé, une épée à la main), il est plus probable que vous vous retrouviez embarqué dans une folle aventure, et que vous vous en tiriez avec brio et panache tout simplement parce que vous êtes le personnage idéal pour cela. On trouve une logique plus ou moins similaire dans la façon de penser du personnage Richard Castle (personnage principal de la série américaine “Castle”). Castle est un écrivain, auteur de nombreux polars à succès, qui accompagne des policier dans leurs enquêtes afin de rendre ses prochains romans plus réalistes. Bien entendue, il prend part aux réflexions concernant les enquêtes en cours, mais sa manière de penser est celle d’un personnage du Disquemonde. En effet, face à une hypothèse tout à fait réaliste concernant les faits de l’enquête, il conclue “non, ça ne peut pas être ça, ça ne ferait pas une bonne histoire”, ou encore “les lecteur n’avaleront jamais ça”. Ensuite, il formulera ses propres hypothèses basées principalement sur la qualité de l’histoire, il faut donc qu’elle comporte de nombreux rebondissement, des trahison dramatiques, mais surtout pas un meurtre banal et sans intérêt.
Pour les habitants du Disquemonde comme pour Richard Castle, c’est comme si les personnages de la fiction avaient compris qu’ils étaient dans une fiction. Donc, en toute logique, ils sont capable d’anticiper des événement qui ne seraient pas réaliste dans la vraie vie, mais qui sont fréquents dans les fictions. Ils ont compris la logique de la causalité narrative et se comportent en conséquence.
Les joueurs de JdR se trouvent dans la position de Castle. Dans une partie de JdR, les joueurs savent qu’ils jouent les personnages d’une fiction. Ils savent aussi que le MJ a construit cette histoire de façon a ce qu’elle soit la plus intéressante possible et que cette histoire est elle-même soumise à la causalité narrative. Le plus bel exemple de cela se trouve dans l’existence des points de destin dans le JdR Warhammer. Si un personnage se fait éventrer par le premier gobelin qui passe (le hasard des jets de dés peut produire ce genre d’événement), alors le joueur peut dépenser un point de destin pour relancer ses dés et ainsi, ne pas faire mourir son personnage supposé héroïque dans des conditions pitoyables. Mais cela signifie aussi que les joueurs (et donc les personnages) sont en mesure d’anticiper un certain nombre de choses qu’ils ne devraient pas voir venir. Par exemple, si en tout début de séance, les personnages sont tranquillement en train de mener leur petite vie chacun chez soi, ils savent dans le fond que dans très peu de temps, des péripéties vont survenir. On pourrait même imaginer que les joueurs prévoyants, aillent directement chez le marchant d’armes pour faire un gros stock et achètent tout un équipement de survie bien que n’ayant aucune raison du point de vue de l’histoire de s’attendre à de terribles événements. Avec la même logique, les joueurs peuvent inférer l’importance qu’un PNJ prendra dans une histoire en fonction du degré de détail avec lequel il est décrit lors de la rencontre. On peut souvent en tant que joueur faire assez rapidement la distinction entre des personnages “figurants” (le marchant d’arme etc) qui sont à peine décrit et les PNJ clés qui font une apparition plus soignée.
Il ne faut cependant pas imaginer que le travail de conception d’un scénario consiste à reproduire bêtement tous les schémas classiques de la fiction. Le MJ peut aussi chercher à ajouter une dimension réaliste à son scénario. Mais le réalisme ne peut être injecté qu’à petite ou moyenne dose dans un scénario pour la simple raison qu’une histoire “quotidienne” et donc réaliste, ne présente pas beaucoup d’intérêt en JdR. Je me souviens d’une partie de Loup-garou durant laquelle nos personnages, après un combat, se retrouvaient tous sous forme humaine et complètement nus (la transformation avait déchiré leurs vêtements). Comme ils n’avaient pas d’argent et qu’ils ne pouvaient pas envisager de se balader sans vêtements, ils ont monté une opération commando pour cambrioler une boutique de vêtements. Par la suite, mon personnage portait un grand imperméable sans rien dessous, et lorsqu’il se transformait, il mettait rapidement son imper en boule dans son sac banane pour pouvoir le remettre après. Ces éléments très réalistes permettent sans aucun doute de favoriser l'immersion des joueurs dans le monde imaginaire. Si les personnages doivent faire face à toutes les contraintes de leur quotidien d'êtres exceptionnels (un vampire doit trouver du sang, protéger son identité...), alors ils prennent plus de consistance et il est plus facile de s'identifier à eux. Néanmoins, si ces éléments deviennent trop présent au point de prendre la place de l’aventure, ils pourraient devenir pesants. Des scenarii dont l’objet est de trouver des vêtements et de la nourriture peuvent avoir un certain charme, mais bien qu’ils puissent refléter de manière réaliste le quotidien des personnages, les joueurs risquent de ne pas ce contenter de cela bien longtemps.
Ainsi, il est difficile de réaliser un scénario qui soit essentiellement tourné vers le réalisme car il risquerait d’être difficilement jouable ou tout simplement ennuyeux, mais l’excès d’utilisation d’un schéma narratif trop classique aurait les défauts inverses, c’est-à-dire que les scenarii en deviendraient prévisibles. Chaque groupe de joueurs a ses préférences, certains sont plus tournées vers les dialogues, d’autres vers les aventures exotiques, c’est bien au MJ de positionner le curseur pour obtenir un bon compromis entre le réalisme et la causalité narrative.
Sylvain
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