Donjon de Naheulbeuk est un univers fonctionnant sur les codes de certains univers de JdR. Par exemple, les personnages eux-mêmes parlent de « points d’expériences » qu’ils accumulent en réalisant « des quêtes » et qui leur permettent de « gagner un niveau », ce qui implique des augmentations de « caractéristiques » et l’acquisition de nouvelles « compétences ». Tous ces éléments liés à la mécanique du jeu de rôle sont présents et sont intégrés de manière cohérente dans le monde.
Nous avions évoqué dans « Causalité narrative et réalisme » un exemple très proche de Naheulbeuk dans sa logique narrative : les chroniques du Disquemonde. Généralement dans les romans (tous styles confondus), les événements se déroulent de manière à constituer une bonne histoire pour le lecteur et en même temps, on fait comme si ces événements improbables mais narrativement intéressants s’insérait dans un univers basé sur une causalité comme la nôtre. Avec le Disquemonde, Terry Pratchett s’est approprié les codes du roman pour les insérer à l’intérieur de l’univers fictif. Le Disquemonde nous dit que ce ne sont pas les auteurs de romans qui exagèrent de manière irréaliste avec leurs romans, ce sont en fait des histoires tout à fait réalistes dans des univers dont le fonctionnement intrinsèque produit de bonnes histoires. Le Disquemonde donne donc des justifications cohérentes à des régularités de fiction qui n’ont en réalité aucune autre justification que les contraintes narratives. Par exemple, il est extrêmement fréquent que des scènes raisonnablement « jouées d’avance » du fait des conditions (par exemple une bataille avec un important déséquilibre des forces) se termine en fait par l’issus la moins probable. Le lecteur n’est d’ailleurs pas dupe car il est habitué aux retournements de situations spectaculaires, palpitants et irréalistes si bien qu’au lieu de se demander si les héros « vont s’en sortir », il se demandera « comment ils vont s’en sortir ».
Causalité rôlistique de Naheulbeuk
Cette intégration à l’intérieur de l’univers fictif des contraintes du média (Roman) est une caractéristique centrale du Disquemonde que l’on retrouve dans l’univers de Naheulbeuk. Ici, je fais référence à Naheulbeuk principalement à travers les romans (en particulier « La couette de l’oubli » et « L’orbe de Xaraz ») car il s’agit, par rapport à la bande sonore et à la bande-dessinée, du média le plus complet. En effet, le roman permet d’accéder pour chaque scène à des descriptions précises accompagnées des pensées des personnages alors que les bandes dessinée et sonore s’arrêtent souvent aux actions et aux paroles. Les références à l’univers du jeu de rôle sont systématiques dans Naheulbeuk, aussi bien du point de vue du contenu de l’univers (par exemple, les quatre dieux du chaos sont Slanoush, Niourgl, Tzinch et Kornetoh, références flagrantes à Warhammer) que du « système » (points d’expériences, points de destin etc). Naheulbeuk prend appuis sur les aspects irréalistes qui découlent du principe même du jeu de rôle et en particulier du « Porte Monstre Trésor » (PMT). Ainsi, c’est strictement pour des raisons ludiques que les personnages d’un PMT vont écumer des donjons qui sont juste de la bonne difficulté pour constituer un obstacle coriace mais franchissable. Dans les PMT, on sacrifie un peu de réalisme pour créer ainsi des parties équilibrées et ludiques. Dans Naheulbeuk, on considère au contraire que l’équilibre de difficulté des donjons avec le niveau d’expérience des aventuriers n’est pas un manque de réalisme mais que cela découle d’une cohérence interne à l’univers. On apprend à ce sujet qu’une institution administrative appelée « Caisse des Donjons » a pour mission de répertorier les donjons et de contrôler leurs équipements et garnisons afin d’évaluer leur niveau de difficulté. Ensuite, ce niveau de difficulté est affiché à l’entrée du donjon. Dans « La couette de l’oubli » est d’ailleurs présenté un cas dans lequel un défaut de contrôle débouche sur une importante sous-évaluation de la difficulté d’un donjon ayant pour conséquence la déroute de plusieurs groupes d’aventuriers. Dans la même logique, l’auteur a fait le choix très intéressant concernant le système de progression. Plutôt que de tourner autour du pot pour refléter de manière réaliste le fonctionnement des points d’expérience, il choisit de les intégrer directement dans son univers. Ainsi, les personnages connaissent leur niveau et savent qu’en tuant des monstres, ils gagnent des points. Lorsqu’ils gagnent un niveau, ils augmentent leurs caractéristiques d’un seul coup et gagnent de nouvelles compétences. Les personnages font régulièrement référence au fait que leur activité est « l’aventure », mais sans trop savoir pourquoi, depuis quand et même en quoi cela consiste. Ils sont là et ils sont des aventuriers, c’est comme ça. Cet aspect reflète la superficialité et le côté décalé des héros de PMT. En effet, un groupe d’aventurier qui écume un donjon peut avoir une certaine crédibilité, mais ce même groupe d’aventurier qui écume un nouveau donjon chaque semaine ne tient vraiment pas la route. Le comportement des personnages principaux de la série a la particularité de reproduire les biais de comportements que l’on observe souvent chez les rôlistes de PMT. Ce biais liés au format JdR et à ses contraintes conduisent à de nombreux comportements qui ne sont pas logiques ou réalistes dans le cadre du monde fictif. Par exemple, faire systématiquement les poches de cadavres et ramasser tout objet (aussi inutile soit-il) dans l’espoir de le vendre après l’aventure. Dans Naheulbeuk, il s’agirait de comportements normaux. Le comportement des rôlistes biaisé par le mode de jeu correspond à la réalité de cet univers. D’ailleurs, le fait que l’auteur de Naheulbeuk développe actuellement un jeu de rôle basé sur cet univers a quelque chose de très paradoxal. Selon moi, le jeu de rôle de Naheulbeuk existe déjà depuis longtemps puisqu’il s’agit des PMT les plus classiques.
Conclusion
Les personnages de Naheulbeuk ne sont pas des personnages d’un jeu. S’ils parlent de points d’expérience, ils ne parlent pas de « joueurs » qui les incarneraient. Ils croient être réels, ressentent de la douleur quand ils reçoivent une flèche, sont capables d’émotion et d’envies. Ils vivent dans un monde soumis aux contraintes rôlistiques sans être des personnages de jeu de rôle. Naheulbeuk est en quelque sorte un univers de PMT regardé par le trou de la serrure au même titre que le Disquemonde est un univers de roman observé par ce même trou. Dans les deux cas, on peut avoir l’impression de se promener sur un plateau de tournage d’un film et de s’apercevoir que même quand la caméra est éteinte, les acteurs continuent de se comporter comme leur personnage (monologues théâtraux, scènes dramatiques au ralenti) parce qu’ils sont en réalité les mêmes. La causalité narrative à laquelle se soumettent les auteurs de romans pour faire de bonnes histoires fait partie du Disquemonde et de la même manière, la causalité rôlistique qui fait qu’une partie de JDR est jouable et sympathique fait partie de Naheulbeuk.
Sylvain
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